Gérard Macé
écrivain, photographe
Textes non repris en volumes
On m’a déjà demandé où j’écrivais, à quoi j’ai toujours répondu : «dans ma tête», comme les enfants.
Je n’ai plus de manuscrits depuis longtemps, pas même de carnet de notes. J’écris ou j’élucubre un peu partout, sauf à une table. J’écris en marchant, j’élabore des phrases que je sais par cœur à quelque chose près, et que je peux retrouver si je les oublie, parce qu’elles s’inscrivent dans la mémoire comme sur une ardoise magique. J’écris allongé et même dans le noir (autrefois juste avant de m’endormir) pour laisser venir une formulation qui s’impose d’elle-même. Abandon et vigilance, les deux sont nécessaires pour que les phrases naissent, et pour que je les retienne. Du risque de l’oubli, j’ai fait une méthode, et de la mémorisation un critère. Si bien que je retarde le moment de me mettre au clavier (jadis d’écrire sur une feuille), pour prolonger la vie aventureuse du texte, jouer avec sa possible disparition, et profiter du plaisir qu’il me donne.
Les troubadours à cheval, Nietzsche et Rimbaud s’emportant contre les assis ou les culs-de-plomb ne disaient pas autre chose. La conséquence, c’est une écriture concise et si possible musicale, ou du moins proche de la voix, ainsi qu’une composition sans plan, mais non sans cohérence. Qu’il s’agisse d’un livre de poèmes ou de pensées, il doit prouver la marche en marchant, trouver sa forme en même temps que son propos s’affirme.Je n’ai donc pas d’habitude, mais une préoccupation constante. Je travaille n’importe où, presque à n’importe quel moment si j’ai l’esprit libre, et d’autant mieux que je ne me donne pas l’air de travailler. C’est une ruse de vieil enfant qui se tait, pour qu’on ne lui pose plus de question.
* P.-S. : J’écris dans ma tête, mais ma tête voyage. C’est à Pékin, allongé sur un lit dans une chambre d’hôtel, que pour tromper l’ennui, ou pour remplir le vide, j’ai commencé à écrire des notes sur la photographie. Deux ou trois fois, j’ai même écrit sur le motif : à Kyôto, pour Un monde qui ressemble au monde, et dans l’obscurité des salles pour Cinéma muet. Cette fois, je n’ai pas eu besoin de fermer les yeux, le noir était déjà fait.
Décors africains
Quand j’ai visité le palais d’Abomey, au cœur du Bénin, je suis d’abord tombé en arrêt devant les murs en terre qui séparent des cours intérieures, et qui provoquaient en moi un sentiment de déjà vu. Enfin, pas tout à fait, mais comment nommer autrement cette vague impression de reconnaissance, qui rapproche des réalités lointaines et réveille des impressions qu’on croyait effacées ? Les cours contiguës, qui s’ajoutent les unes aux autres, délimitent ainsi la succession des rois comme des marques de règne, et jouent dans l’espace le même rôle que des limites temporelles. Le phénomène a eu lieu ailleurs qu’en Afrique : les rois bâtisseurs agrandissent leur domaine en marquant leur territoire, cela s’est vu sur tous les continents.
Ce ne sont pourtant pas ces marques au sol de la royauté qui avaient provoqué une impression proche du déjà vu, d’autant que le changement d’échelle ne permet pas de soutenir longtemps la comparaison. Abomey ressemble davantage à un corps de ferme avec ses dépendances qu’à un Louvre agrandi au cours des siècles. Ce sont les murs de terre et leur couleur rouge qui m’avaient immédiatement transporté ailleurs : pour le dire en clair, et malgré l’apparente incongruité, c’est devant le mur du Ryôan ji que je me projetais mentalement, ce mur ocre jaune où les intempéries, les météores, le vieillissement ont laissé des traces qui le rendent vivant, et laissent rêveur. La terre rouge d’Abomey est celle qu’on trouve un peu partout en Afrique, cette latérite dont la poussière recouvre les routes, les champs, les vêtements, les chaussures, et finit par entrer dans tous les orifices. On pourrait croire que paysage entier est un pastel, mais sans fixateur.
Le matériau était certes à l’origine de mon impression, mais plus encore la façon de le travailler. Lissé à la main, peut-être, encore que cela paraisse improbable, et gardant un léger relief, des imperfections voulues qui attrapaient la lumière. Renseignements pris, la restauration des lieux était l’œuvre d’artisans japonais.
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Au nord du Japon, dans cette région dont les côtes furent secouées par un gigantesque tsunami en 2011, tsunami de sinistre mémoire à cause de la centrale toujours radioactive de Fukushima, j’ai acheté une cape végétale. Soyons précis : c’était un peu plus au nord, dans la petite ville de Kakunodate, encore fameuse pour ses maisons de samouraïs, et c’était quelques mois avant la catastrophe qui engloutit sous les eaux le cœur de la centrale.
Dans une brocante qui n’avait rien de remarquable, la cape était accrochée au mur, et j’ai pu l’acheter pour une somme modique, diminuée par le vendeur sans que je songe même à marchander. Je suppose que les touristes japonais passaient devant sans la voir, comme une vieillerie sans intérêt, et sans utilité. Vue de près, cette cape était faite d’écorces cousues entre elles, et l’ensemble était doublé de corde : jusque dans les années cinquante du vingtième siècle, des photos en témoignent, ce vêtement archaïque en usage pendant des siècles et soudainement inutile, protégeait efficacement contre la pluie et la neige. L’écorce en séchant se recourbe et joue le rôle de gouttière, le long de laquelle l’eau glisse comme sur un imperméable. J’ai vu cela dans la forêt où mon grand-père maternel était bûcheron : le toit de sa cabane était recouvert d’écorces sèches, qui faisaient un abri parfaitement étanche
Or, ce vêtement qui orne aujourd’hui les murs de mon appartement est pris par tous les visiteurs, même des amis japonais oublieux de leur passé, pour un objet africain. C’est simplement que l’utilisation de matériaux naturels aboutit à des résultats semblables. La vannerie, la poterie en donnent des exemples abondants, qui se distinguent par le style et les éléments décoratifs. On pourrait d’ailleurs poursuivre le parallèle entre l’Afrique et le Japon ancien (et l’on pourrait sans mal convoquer d’autres contrées), en ajoutant les toits de chaume, les nattes sur lesquelles on se repose, le tissus teintés d’indigo, et la technique de la « réserve » qui donne partout les mêmes bandes blanches, ainsi que des motifs géométriques si proches les uns des autres. Mais il faudrait aller plus loin et parler de la vénération des arbres, des rites agraires, des esprits partout présents qui inspirent les phénomènes naturels, des bavoirs qu’on accroche au cou des fétiches et des demi-dieux, du culte des ancêtres et des masques, des fantômes, des revenants, des âmes qu’il faut apaiser, de la transe et du théâtre nô. Puis se souvenir que comparaison n’est pas raison, et s’arrêter avant de tout mélanger dans une seule et vaste culture, qui n’existe pas.
Ce qui existe en revanche, ce sont des similitudes sans qu’il y ait eu d’influence, même pas celle des Portugais qui longeaient les côtes africaines en même temps qu’ils découvraient le Japon. On est tellement habitués à raisonner en termes de rencontres et d’échanges, qu’on oublie les évolutions parallèles, les formes qui naissent en dehors de toute imitation, les solutions techniques avec les moyens du bord, qui sont partout les mêmes à un moment donné. Qu’on pense aux peintures rupestres, aux couleurs naturelles, à la terre cuite et au chapeau de paille, mais aussi aux relations de parenté ou aux luttes pour le pouvoir, aux façons de domestiquer les animaux ou de maîtriser la violence, et l’on sera vite ramené à cette vérité première : l’imagination humaine n’est pas sans limites, le répertoire des formes non plus. La preuve, c’est qu’il arrive même à la nature de se répéter.
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Que la géologie finisse par donner naissance aux même formes en des contrées si lointaines qu’elles sont séparées par des océans, c’est ce qui a permis à Henry Hathaway de tourner en Californie un film qui se passe au Kenya. Intitulé Sundown, Crépuscule en français, le film tourné en 1941 faisait partie d’un programme censé soutenir l’effort de guerre, et préparer les esprits à la lutte active contre le nazisme. Hitchcock, Huston entre autres, ont participé à cette œuvre de propagande. Quant à Hathaway, il ne remplit pas tout à fait le cahier des charges (les Allemands ne sont même pas nommés), sauf dans un prêchi-prêcha final assez peu convaincant, qui mêle de façon pénible le sabre et le goupillon.
Plus convaincant est le décor, parce que la mensa où vivaient les Indiens hopis ressemble aux falaises qu’on trouve dans la grande faille de l’est africain, voire aux plateaux du pays dogon. Quelques combattants noirs habillés en tirailleurs donnent le change, ainsi qu’un chameau et deux paillotes où sont tournées les scènes intérieures. On a bien un léger doute pendant le bref combat, mais c’est parce qu’il est tourné comme un western. Le décor truqué, lui, est parfaitement crédible, autant que Gene Tierney en princesse des sables. Un peu pâle, certes, pour être la fille d’un chef arabe, mais le scenario vient justifier l’anomalie : son père était en réalité anglais, et le chef de tribu n’a fait que la recueillir, puis l’élever. Le mimétisme a fait son œuvre, ainsi que le regard de la sublime actrice, dont les yeux qu’on jurerait turquoise même en noir et blanc, sont des lacs où les hommes se noient.
Hathaway s’est joué de nous de la plus belle des façons, en évitant les clichés mais en nous projetant dans l’imaginaire : le spectateur en proie à ses fantasmes, et surmontant sa peur des fantômes, accepte le sang mêlé du réel et de l’imaginaire, afin que le continent noir entre dans l’usine à rêves.
Inédit
Images mentales
Je m’étonne que Geppetto, cet étrange vieillard qui d’un bout de bois quelconque fait un pantin articulé, ne soit pas devenu le patron des sculpteurs.
On connaît l’histoire, célèbre entre toutes. Maître Cerise au nez toujours rouge (dès le début, il est question d’un appendice nasal) trouve un bout de bois qui gémit quand on lui tape dessus, avec une voix presque humaine. Heureusement pour lui, son voisin Geppetto a justement besoin d’un bout de bois pour construire un pantin aussi vivant que possible, un pantin merveilleux «qui saurait danser, manier l’épée et faire le saut périlleux». Qu’il soit animé lui rendra la tâche plus facile.
Avec cette histoire de pantin revisitée par l’esprit d’enfance, on retrouve l’inquiétante, l’éternelle étrangeté de ce qui cherche à imiter la vie, de la marionnette au robot, et le réalisme fantastique accroché à l’art comme une casserole à la queue d’un chat. L’artiste est tenté par la perfection sans pouvoir ou vouloir l’atteindre, comme ce peintre chinois qui ne peignait pas l’œil du crocodile, de peur qu’il ne devienne vivant.
On l’oublie parce qu’on lit rarement les aventures de Pinocchio dans leur version originale, celle de Collodi (1), mais avec Geppetto on est ouvertement dans le domaine de l’art, autrement dit de la ressemblance et du faux-semblant, de l’artifice et de l’artefact. La preuve, c’est que son atelier lui-même, une pièce étroite et mal éclairée, a tout d’un décor en trompe-l’œil, d’une illusion dont l’hyperréalisme laisse rêveur. «Au fond de la pièce, on voyait un feu allumé dans une cheminée ; mais le feu était peint, et à côté du feu, était dessinée une marmite qui bouillait joyeusement, d’où sortait un nuage de fumée qui semblait de la vraie fumée». Pinocchio a donc de qui tenir : ses mensonges sont simplement plus grossiers que ceux de son père, qui a l’excuse de l’art.
Je ne sais si Giacometti a pensé à Pinocchio en sculptant le Nez de 1947, aussi effilé que l’appendice du narval et de la licorne, et dans lequel Jean Clair a vu si justement des faces de carême et des figures de carnaval, ou du moins leur prolongement (2), mais il est un autre sculpteur, Jim Dine, qui s’est emparé du personnage de Collodi pour en faire un bonhomme mal dégrossi, qui tient de Mickey et de Tintin. Inspiration assumée, détournement qui renvoie à l’art moderne et ses jeux.
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Avec Funakoshi Katsura on est dans un autre registre, plus léger dans la manière, plus sérieux dans l’intention, plus fascinant dans le résultat. Et s’il a illustré Pinocchio de façon saisissante, en s’inspirant de plusieurs épisodes de l’histoire inventée par Collodi, c’est sans doute qu’il n’a jamais oublié en quoi elle le concerne personnellement. Sculpteur, il est fils de sculpteur, créateur et créature, enfant de Geppetto qui prend la place de son père, et qui fabrique des jouets pour sa descendance (des voitures, des fusils, une maison avec laquelle on peut jouer) comme si l’histoire ne devait jamais finir. D’où peut-être cette obsession qu’il développe jusqu’à l’inquiétude (la nôtre autant que la sienne), et cette ressemblance avec le vivant qui fait naître le fantastique. Ressemblance qui est la quête de tout sculpteur plus ou moins réaliste, mais qui provoque ici le trouble et l’admiration. Le mort saisit le vif, comme dans les cauchemars et les musées.
Ce qui saute aux yeux quand on est confronté pour la première fois aux personnages de Funakoshi, qui forment désormais une véritable population, c’est qu’ils sont nos contemporains, mais qu’ils ont traversé plusieurs siècles. Le matériau y est pour beaucoup, car on a vu depuis toujours des sculptures en bois, en l’occurrence le camphrier, un bois dur dont on tire des remèdes odorants, qui fut le premier à repousser, à reverdir à Hiroshima puis Nagasaki. C’est aussi l’effet des tenues vestimentaires, qui pourraient sortir d’un magazine de mode ou des vitrines d’un grand magasin : on a rarement représenté avec autant de réalisme une écharpe, un cardigan, une chemise, un blouson, qui sont autant de défis pour un sculpteur, puisque ces vêtements sont la souplesse même. Ce qui nous rappelle, sans qu’on ait besoin de se le dire sur l’instant, qu’il y a un mannequin dans toute représentation humaine, et que cette foule profane n’est pas sans lien avec les saints des églises, avec leur bois polychrome. D’ailleurs Funakoshi est chrétien, et parmi ses premières œuvres il y a une vierge à l’enfant. Quant à son père, il a représenté Quarante-sept martyrs de Nagasaki, une ville où la cathédrale jouait un grand rôle, et qu’on voit encore en hologramme au mémorial de la bombe.
Mais ce sont les visages qui retiennent bien vite l’attention, des visages dont on a du mal à se détacher, tant leur présence est troublante. Parce qu’ils nous ressemblent ou parce qu’on les a croisés, et parce qu’ils semblent appartenir à ce monde en même temps qu’à un autre. Leur coiffure lisse ou crantée, leur peau délicate, leur figure légèrement penchée, leurs yeux de verre et leur bouche facilement entrouverte en font des personnages émouvants. Autant d’avatars de la mélancolie, avides d’on ne sait quoi. Ou jouant avec une ombre, comme ce violoniste dont l’instrument n’est représenté que par la position des mains, et une forme détachée qui repose sur le sol.
Encore faut-il distinguer entre les personnages des années quatre-vingt (professeur, étudiant, vendeuse ou conférencière, on pourrait les rencontrer dans une salle d’attente ou sur une place publique) et les allégories qui leur ont succédé. Pour Funakoshi lui-même ce sont des images mentales, et il a raison, car une allégorie suppose un partage de la représentation, quasiment une création collective, alors que ses bustes égarés parmi nous sortent tout droit de son imagination. Au point qu’on pourrait sans peine les rapprocher du surréalisme ou de l’expressionnisme allemand, mais ce serait les ranger dans une case où ils seraient à l’étroit.
Qu’une aile prolonge une épaule, qu’un bras devienne un pendule, qu’une femme sorte du toit d’une église comme la vérité sortant du puits, et on a l’impression que le bois n’en fait qu’à sa tête, que les images fantastiques observées si souvent dans les branches d’un arbre, pour peu que la lune s’en mêle, ont soudain pris corps. Mais c’est Funakoshi qui prend toutes les libertés, en créant un univers sorti de ses songes éveillés. De ses songes éveillés mais aussi de ses lectures, ce que confirment des titres ajoutant au mystère. «A lunar eclipse on the water», «Catching the words with hands», «The moon sleeps on the shoulder», «Between mountain and water» (3) ne décrivent pas l’œuvre, mais l’enveloppent d’un halo temporel ou d’une lumière de rêve, sans jamais détruire l’étrangeté de leur univers. Le procédé atteint son comble, pour moi, dans la figure double de «Memory being supported once», où deux visages semblables ne sont pourtant pas les mêmes : l’un a les lèvres closes, et l’autre la bouche entrouverte ! L’intelligence de l’artiste rejoint ici les hauteurs où le mythe continue à vivre en se renouvelant.
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Parmi ses sources livresques, il en est une que revendique avec insistance Funakoshi, et je crois qu’il faut le prendre au sérieux. Henri d’Ofterdingen de Novalis, ce chef-d’œuvre inachevé du romantisme allemand, est chez lui une référence constante, et le manuscrit publié après la mort de l’auteur, en 1805, semble en effet correspondre aux aspirations les plus hautes du sculpteur japonais. Rêve d’un syncrétisme entre les figures païennes et le christianisme, entre les héros littéraires et la mystique, le livre de Novalis est d’un bout à l’autre une méditation sur l’art, et singulièrement la poésie. Funakoshi ne cherche pas à l’illustrer, mais il s’en inspire parce qu’il vit une aventure spirituelle qui n’est pas éloignée, et parce que sa main se laisse guider par un art poétique, aussi bien que par son savoir faire d’artisan. «La richesse de l’invention ne tient son évidence et ses beautés que d’un arrangement subtil, alors qu’en revanche la simple symétrie a la sécheresse déplaisante d’une figure mathématique». On peut être sûr que Funakoshi ne désavouerait pas ce passage, même s’il en cite volontiers un autre, un dialogue qui met en scène un Sphinx. Non pas le sphinx égyptien, mais un autre qui pose aussi des questions, dans le roman de Novalis :
«— Qu’y a-t-il de plus prompt que l’éclair à frapper ?
— La vengeance, dit Fable.
— Quelle est la chose la plus éphémère ?
— Bien mal acquis.
— Qui connaît le monde ?
— Qui se connaît soi-même.»
Funakoshi a représenté un sphinx (mi-homme mi-bête, mi-homme mi-femme) qu’on ne comprendrait pas bien sans cette référence à Novalis. Car son univers n’est pas celui lumineux de l’Egypte, où la vérité se découpe en arêtes vives, mais celui de la forêt et de ses ombres, de ses mots qui viennent du bois comme les gémissements d’un futur pantin dans l’atelier de Geppetto. Il faut que Funakoshi, pour les accepter en leur donnant une forme, ait une confiance presque sans bornes en l’inconscient.
Je n’ai pas parlé du Japon à propos de Funakoshi, alors que les démons du bouddhisme, les samouraïs en pied, la sculpture sur bois et ses chefs-d’œuvre, à commencer par ceux d’Enku, auraient pu m’en fournir l’occasion. C’est que Funakoshi lui-même n’y tient pas : il est Japonais et sculpteur, il n’est pas sculpteur japonais. D’ailleurs il serait italien qu’on ne s’étonnerait pas, et s’il était allemand on l’inscrirait sans mal dans une tradition germanique. Cela pourrait faire l’objet d’un jeu ou d’un défi : «Imaginez que Funakoshi est Américain avec des origines indiennes. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?» Le premier qui me vient, c’est qu’il faut se méfier du nationalisme en art.
Il reste que tous ses personnages ont des allures d’Européens, et que de plus en plus un seul visage s’impose, à la carnation délicate, aux lèvres sensuelles, au regard perdu, un profil effilé qui s’insinue entre le masculin et la féminin. Tous ses visages sont ceux de Blancs, sauf un, celui de sa femme, comme s’il avait voulu la rendre unique, ou signifier que son œuvre est intime sans être autobiographique, ni étroitement située. Précise, mais universelle à la façon dont parle Ludwig Tieck en présentant le roman de son ami Novalis :
«Au poète qui a saisi de son art le cœur même et l’essence, plus rien ne paraît contradictoire ni étrange, les énigmes sont pour lui résolues, il peut relier ensemble tous les âges et tous les univers par la magie de l’imagination, les miracles disparaissent et tout se change en miracle».
C’est ce genre de miracles que donne à voir Funakoshi, si l’on veut bien se rappeler que les miracles, étymologiquement, c’est ce qu’on voit et ce qu’on admire.
(1) Carlo Lorenzini, l’auteur des Aventures de Pinocchio, a pris pour pseudonyme le nom de son village natal, en Toscane. On trouve une bonne édition de son livre en «Folio classique»
(2) Gallimard, collection «Art et artistes», 1992
(3) Tous ces titres sont traduits du japonais
Pour accompagner Albert Ayler
La valse lente des réminiscences,
de l’électricité dans l’air
et des éclairs de chaleur.
Le piano qui claque des dents,
le fantôme qu’on réchauffe
avec les instruments à vent.
Un clairon de caserne
au bord du désert, une trompette
qui fait tomber les murs en poussière.
La vérité en marche
avec la sainte famille, l’étoile
qui la guide et l’âne qui trébuche.
La danse des souliers vernis,
le serpent qui siffle
en nous poussant à la faute.
Les rengaines et les comptines,
l’enfance à cloche-pied
qui se croit sans famille.
Les fanfares et les drapeaux
qui claquent au vent, plus déchirants
que nos cris d’écorchés.
J’entends ce melting pot sonore, ce pot-pourri musical en écoutant Albert Ayler, quarante ans après. Je n’étais pas à Saint-Paul de Vence en 1970, mais je me souviens d’un disque à la pochette verte, d’une typographie aux lettres gothiques, et gravés dans le vinyl les sillons abreuvés d’un sang impur, d’un son qui faisait peur aux puristes.
C’était l’époque où je cherchais une longue phrase poétique, aux parenthèses ouvertes et jamais refermées, aussi vaste qu’une mer qui serait en même temps une impasse. Aussi longue qu’un fleuve aux cent bras, charriant les souvenirs comme du bois flotté. L’époque où je découvrais les maladresses calculées de l’art contemporain, les constructions foutraques de l’art brut, où je lisais Le schizo et les langues de Wolfson.
Tentatives apparemment solitaires, oripeaux de la culture qui expriment désormais l’air du temps, mais sans une ride.
in My favorite things, Alter ego, 2013
Connaissance de soi
La prose de Claudel m’a toujours époustouflé. Par son sens du rythme et du mot juste, par ses effets de surprise savamment ménagés, par son énorme franchise et son absence de précautions, par sa drôlerie enfin, dont on ne parle pas suffisamment, ou ses vacheries bien envoyées. Qu’on relise à ce propos ses pages sur Wagner, aimé puis détesté, pour voir comment il amène le mot «boche», déflagration dans la phrase et trait d’humour irrésistible. Et qu’on regarde de près les pages étonnantes sur le sumo quand il parle du Japon, sur la photographie quand il préface un album d’Hélène Hoppenot, sur la tuile ronde ou sur les villes en flammes après le séisme qu’il a vécu aux premières loges, quand il était en poste à Tokyo en 1923. Sa curiosité est sans limites, et sa prose un fleuve chinois qui creuse son lit toujours plus profondément. C’est aussi le souffle d’un bœuf de labour auquel il aurait poussé des ailes.
Il est vrai que le soufflé retombe, quand revient le goût du prêchi-prêcha, mais on aurait tort de voir en Claudel un crapaud de bénitier. Car il a une sainte horreur de la bigoterie, de la morale aussi étroite que racornie, lui qui dans sa vie même n’a pas toujours été un paroissien recommandable.
De ses engagements et de ses indignations, on retient pour la lui reprocher son ode au Maréchal dont on déforme le titre, et dont on parle souvent sans l’avoir lue. Mais c’est oublier tout le reste, et d’abord sa lettre au grand rabbin quelques mois plus tard, à la Noël 41, en signe de solidarité avec les Juifs. C’est le seul des écrivains français à avoir eu ce geste, au nom d’Israël d’où vient le christianisme, ce que Claudel n’oublie jamais. Et l’on sait aujourd’hui quels commentaires admirables lui ont inspirés les Psaumes.
Son anticonformisme, jusque dans sa façon de vivre sa foi, en a dérangé plus d’un, lui attirant la haine de Maurras, le «dégoûtant personnage», et la vindicte de ses disciples, ou de ses sbires, qui ont tout fait pour qu’il n’entre pas à l’Académie.
Plus récemment, on a fait un autre procès à Claudel, tortionnaire de sa sœur ou peu s’en faut. Et certains se sont réjouis que l’œuvre de Camille, qui méritait grandement de sortir de l’oubli, éclipse pour un temps celle de Paul, qu’il était si facile de charger de tous les péchés pendant qu’on épargnait Rodin.
C’est que Claudel n’a rien fait pour qu’on l’aime. Renfrogné, la lippe amère, il fait la gueule sur les photos, de peur de séduire ou de tomber dans le péché d’orgueil. A moins qu’il n’aime la gloire d’être incompris, dont les honneurs pourraient le priver.
J’aime en lui cette part d’ombre, et cette absence totale de démagogie. Son amour du monde, qui n’empêche pas les refus. Sa résistance et son goût du combat, qu’il soit terrestre ou spirituel. Le dégoût de soi-même, parce qu’il connaît les hommes.
(Cahiers Paul Claudel, 2016)
Son et sens
«Une hésitation prolongée entre le son et le sens», cette définition du vers par Paul Valéry, qui fut fameuse en son temps, pourrait définir aussi bien l’œuvre de Michel Leiris. L’œuvre tout entière, qu’il s’agisse de son opuscule sur la langue secrète des Dogons de Sanga, du glossaire où il serra ses gloses, de La règle du jeu où les mots compris de travers, découpés selon la fantaisie de l’enfance, font resurgir tant de souvenirs. Abolis bibelots qui sont tout de même des échos du réel, quand ils se mettent à tinter comme des grelots dans la caboche apparemment vide du poète, les mots vivent leur vie, certes, mais ne supportent pas longtemps l’élision du sens.
Avant même de céder à la facilité parfois féconde des jeux surréalistes (mais on sait qu’il accepta de participer à la mission Dakar-Djibouti pour ne pas tomber dans la préciosité, et plus encore pour ne pas se couper du réel), Michel Leiris avait connu Raymond Roussel. Le personnage, car les familles Roussel et Leiris appartenaient au même milieu d’affaires, et les livres dont certains reposent sur un procédé révélant la nature même du langage, qu’on peut résumer ainsi : le double sens d’un même énoncé crée un écart, une faille qui ne peut être comblée que par des histoires proliférantes. Sans appliquer à la lettre le procédé roussellien, Leiris s’en souviendra dans Glossaire j’y serre les gloses, sensible au vertige du sens, à l’ivresse sonore qui lui rappelle peut-être, sous une forme purement langagière, la transe et la possession.
Mais ses fausses définitions sont autant de façons de faire coïncider, parfois désespérément, le son et le sens, de supprimer l’arbitraire du signe, pour parler comme Saussure, ou de «rémunérer le défaut des langues», pour citer Mallarmé. Dans le même temps ou presque, Francis Ponge cherche à concilier le parti pris des choses et le compte tenu des mots, en nous rappelant par exemple que la langue française, entre cage et cachot, a cageot. Desnos, Tardieu pourraient être invoqués ici, car tout poète est attentif au matériau qu’il emploie, dont il sait que les résonances peuvent lui échapper, autant que les sens multiples, incertains, sans lesquels il n’y aurait pas de jeu possible, donc de liberté. C’est sans doute pourquoi tant de poètes ont été linguistes, chacun à sa façon, linguistes autodidactes se livrant à de folles expériences, ou créant des dictionnaires à leur usage. Les mots anglais de Mallarmé en témoignent (ouvrage alimentaire, oui, mais à mi-chemin de sa besogne de professeur et de la traduction poétique) après l’exemple plus lointain, plus prestigieux encore, de Dante écrivant la Comédie en langue «vulgaire», après avoir transcrit le vieux livre de ses souvenirs, la «vita nova», dans la langue nouvelle de la Vita nuova. Quant à ses œuvres en prose, elles abondent en considérations sur le langage, ce qui est aussi le cas du Zibaldone de Leopardi, philologue et poète admiré par Nietzsche, qui savait d’expérience ce que peut apporter ce double talent.
L’hésitation prolongée dont parlait Valéry a duré toute la vie, ou peu s’en faut, pour Michel Leiris. Mais au lieu que chez le poète du Cimetière marin, l’hésitation devait être résolue jusqu’à donner naissance à un équilibre frisant l’immobilité, Leiris avait besoin du déséquilibre, de la surprise, du lapsus et parfois du grand écart pour mettre en mouvement l’écriture, de même que la distance, l’étrangeté, l’inconnu sont les moteurs du voyage.
Selon les périodes et les livres, le balancier a penché du côté du son, ou du côté du sens. Les poèmes de Haut mal (où l’on trouve le mot «fatras» dès la première page) sont un mélange de vers irréguliers ou réguliers, et même de prose, qui doivent peu à ce qu’on a retenu de Leiris par la suite. Et même si La règle du jeu repose en partie sur ce que dicte le langage, Leiris s’émancipe de ce qui pourrait devenir un enfermement, au point que la substance même du langage, ses diverses manifestations jusqu’au cri et au chant, sont le sujet d’un livre entier. C’est encore un jeu, mais plus grave, comme si l’approche de la mort, la fin de la partie obligeaient à jouer plus serré.
Jusqu’à ce dernier livre, Images de marque, où les définitions toujours recommencées forment un ensemble émouvant et tendu. Chant du cygne qui tient la note pour ne pas être «sous la coupe de la mort» (ce sont presque les derniers mots), le livre si bref et si plein reprend la forme de la liste (mais sans le secours de l’ordre alphabétique), pour devenir un testament, un pense-bête, un autoportrait qui réordonne les pièces d’un puzzle, toujours sur le mode dépréciatif propre à Leiris, plus désespéré que mélancolique, et peut-être étonné d’attendre debout la camarde, étonné surtout d’avoir atteint ce grand âge.
Il y a de la dispersion des cendres dans cet ultime ouvrage, et la table des matières d’un livre infini, si la mort ne venait y mettre un terme. «Roi sans bouffon autre que lui-même», «Arlequin blasonné de couleurs discordantes», «Narcisse qui se noie en faisant son autocritique», comment ne pas aimer cet homme qui ne fut jamais la dupe de lui-même, ni du langage, tout en acceptant l’un et l’autre ?
(Pour Les amis de Jacques Doucet, 2015)
Robinson photographe
Si Robinson survit à son naufrage, après s’être réfugié sur une île apparemment déserte, c’est qu’il a trouvé dans l’épave de son navire de quoi bricoler, et même un peu plus. On peut d’ailleurs se demander, quand on relit le roman de Daniel Defoe, pourquoi son héros ne s’installe pas sur le navire qui flotte encore, au lieu de s’exposer aux mauvaises surprises, en territoire totalement inconnu. C’est sans doute que pour les besoins de la fable, il fallait que Robinson ressemble au premier homme ou qu’il rejoue les origines, comme Noé après le déluge ou Prospero après la tempête. Et qu’il rencontre Vendredi comme les Européens ont rencontré le sauvage. C’est d’ailleurs sur un navire négrier que voyage Robinson, en route vers l’Afrique pour ramener des esclaves dans sa plantation de sucre et de tabac : on l’oublie trop facilement, parce que dans le souvenir du lecteur le récit commence sur l’île.
Douze fois en treize jours, d’abord à la nage puis sur un radeau de fortune, Robinson retourne sur l’épave presque intacte, pour en retirer le nécessaire et même le superflu, qui nous donnent l’idée précise de ce que mange et fabrique l’homme européen au milieu du XVIIe siècle, au point que le navire échoué est une sorte de musée ethnographique avant l’heure.
Le nécessaire, c’est du pain, du riz, de la viande séchée, des grains d’orge et de froment mangés par les rats, autant de provisions qui ne peuvent pas durer bien longtemps ; de l’alcool, des fusils de chasse, des pistolets et de la poudre en quantité ; deux ou trois rames, deux scies, une hache et un marteau ; de la toile, des cordages, deux ou trois sacs de clous, et même une meule à aiguiser… Le superflu, comme par hasard lors du dernier voyage, c’est de l’or et de l’argent en pièces de monnaie qui ne servent plus à rien, mais qu’il emporte tout de même : drogue moins utile qu’un bon couteau, mais qui brille encore aux yeux d’un Anglais qui ne saurait devenir totalement sauvage, ni tout à fait désemparé.
J’imagine maintenant un Robinson naufragé deux siècles plus tard, voire un peu plus, vers la fin de la marine à voile. Sur le navire transportant des marchandises (l’esclavage aboli, les hommes sont provisoirement égaux), Robinson parfait nageur récupère ce qui lui permet de construire un abri et de cultiver la terre. Mais surtout un appareil photo, aussi inutile que précieux.
Denis Brihat sur le rivage, observant le sable à la loupe, est ce Robinson photographe. Lui qui voit des mondes transparents dans les peaux superposées d’un oignon, des cosmogonies entières dans un fruit vu en coupe, et qui ajoute à son parti pris des choses une imagination précise, est confronté avec le sable à du temps accumulé, avec les algues plus vieilles encore que le lichen aux premiers organismes vivants. Autant dire à la naissance des formes, car la nature fut artiste avant nous, même si elle avait besoin de notre regard.
Il ne faut pas faire un grand effort pour deviner sa rêverie à partir des laisses de la mer, des coquillages vidés de leur chair et des bois léchés par les flots, blanchis par le sel, frottés par le vent. Mais ce réel décapé, c’est une page blanche où viennent s’inscrire des images : dans les formes aléatoires des algues séchées par le soleil, noircies par l’air, on devine un visage aussitôt effacé, des fleurs incendiées par le soleil, et l’on cherche à comprendre une écriture indéchiffrable. Celle d’un dieu ignoré, ou d’un homme inconnu, qui nous assure que nous ne sommes pas seuls au monde.
Robinson aurait photographié l’empreinte de son pied, Denis Brihat quant à lui cherche son regard, car l’esthétique, pas plus que la morale, ne saurait se suffire à elle-même.
(Pour un portfolio de Denis Brihat, 2015)
Quand j’ai reçu Japon vu de dos, je me suis dit que j’aurais dû trouver ce titre, tant il est logique et riche de sens.Il désigne en effet ce que les Japonais eux-mêmes appellent le «Japon de l’envers», tourné vers la mer de Chine et le continent ; mais aussi le Japon des cours et des ruelles, des arrière-boutiques, moins lisse et rutilant que le Japon des grandes avenues. Le Japon de l’ombre cher à Tanizaki, celui des pauvres et des déclassés, enfin le Japon qu’on peut ne pas voir si le regard n’est pas exercé.
Sans oublier (c’est même à quoi j’ai pensé aussitôt) la sensualité qui s’affiche à peine, qui pourrait même rester secrète si l’on n’était un peu averti, et que les femmes réservent à celui qui sait. C’est ainsi qu’en 1999, à l’entrée du temple d’Uji, j’ai rencontré une Japonaise en habit traditionnel, qui se promenait dans ces lieux pour la journée, en compagnie de son époux. Elle obéissait peut-être à un vœu, elle sacrifiait peut-être à un rite, elle célébrait une fête intime ou elle rendait un bref hommage à la tradition.Je l’ai d’abord photographiée de face, et elle s’est poliment prêtée au jeu, mais son expression a changé quand j’ai tourné autour d’elle pour la photographier de dos. J’ai perçu alors une secrète satisfaction, et sur l’image de trois-quarts on voit son sourire, provoqué par cette caresse du regard à laquelle elle ne s’attendait sans doute pas de la part d’un étranger.
Sur l’image on voit aussi nettement cette partie de la nuque non maquillée, qui dessine un triangle où la chair est nue. Forme d’autant plus suggestive que le corps entier est enveloppé dans un paquet de tissus artistiquement plié, ce fameux kimono qui semble avoir été inventé pour les peintres.
J’ai pensé alors t’adresser la photo, pour te remercier de ton envoi, mais je ne l’ai pas fait, par paresse ou procrastination. Je suis heureux que l’occasion m’en soit donnée aujourd’hui, et j’en profite pour la légender de ta prose : «Il existe un canon, dans la peinture japonaise, nommé mikaeri bijin, qui consiste à représenter la beauté d’une femme dans le mouvement par lequel elle se retourne en révélant la torsion de sa nuque».
Amicalement,
Gérard
(Sur Christian Doumet, revue Nue, 2016)
Édith Boissonnas
Je n’ai pas vraiment connu Édith Boissonnas, mais je l’ai rencontrée deux ou trois fois dans les années soixante-dix. Elle avait été attentive à mes premières publications, nous avons échangé des livres, elle m’a envoyé Études en 1980, je lui ai répondu et ma lettre retrouvée dans ses archives est la raison de ma présence ici.
Je n’ai pas un souvenir très précis de sa personne, mais je me souviens parfaitement de sa présence, liée pour moi au sillage de Jean Paulhan, à la glorieuse NRF et plus encore à la collection «Métamorphoses», dont le catalogue m’éblouit encore.
Un peu plus tard, en 1984 pour être précis, j’ai entendu parler d’elle par Henri Michaux, que j’interrogeais sur les séances de mescaline. C’est lui qui m’a appris la participation d’Édith Boissonnas, ce qui est de notoriété publique depuis la parution du dossier préparé par Muriel Pic, aux éditions Claire Paulhan.
Enfin, plus récemment, j’ai découvert un lien posthume avec elle, en lisant ses textes sur les pierres et les arbres au Japon. Elle a aussi écrit les notices sur Murasaki Shikibu et Sei Shônagon, pour Lucien Mazenod.
Je me propose de reparcourir les poèmes d’Édith Boissonnas, et de faire entendre sa voix, en faisant le pari qu’une voix poétique est plus fidèle qu’une voix enregistrée. Je commencerai par le poème «Les civilisations» parce que c’est le premier publié, qu’il est lié à sa découverte du milieu littéraire parisien, de la revue «Mesures» et du Collège de sociologie, enfin parce qu’il est emblématique de sa manière.
La publication n’a pas été facile, puisqu’elle a d’abord été refusée. Jean Paulhan a dû faire usage de ses talents de diplomate auprès de ses amis, ce qui est fort bien mis en évidence dans l’hommage publié en 1998 par l’Université de Neuchâtel. Le dossier rassemblé à cette occasion a l’avantage de nous faire partager les hésitations des premiers lecteurs, et leurs reproches étonnamment contradictoires : ses poèmes seraient en même temps fabriqués et maladroits, pleins d’artifices et trop naïfs, en somme l’œuvre d’un amateur pleins de ficelles. Jean Paulhan se fait l’écho de ces diverses appréciations, tout en étant plus explicite : «vous avez le génie de parler des plus grands sujets de manière naïve», «le plus grand reproche que je ferais à toutes les beautés que j’aime ici et là dans vos poèmes, c’est qu’elles sont divisées», elles sont «sans âme commune : c’est (si je puis dire) qu’elles n’ont pas assez l’habitude de vous.» Dans une autre lettre, il met l’accent sur un autre défaut : «votre inspiration poétique, extrêmement pure sur un espace court, devient, dès qu’elle a affaire, sur des espaces plus longs, à des matières trop différentes (des mots déjà poétiques, des expressions communes, des termes techniques) un peu exténuée, incapable de ses métamorphoses ordinaires».
Le débat autour de la publication de ce poème long a un autre avantage, c’est qu’il oblige Édith Boissonnas à préciser, par petites touches, ses préférences et sa poétique. Son pas mal assuré, qui lui fait dire qu’elle ne tient à rien, l’éloigne des réussites d’Aragon, de son art de virtuose et de sa facilité : «ses poèmes sont si contraires à ce que j’écris, par leur mobilité, leur actualité, leur adaptabilité, en quelque sorte». On n’est donc pas étonné d’apprendre qu’elle préfère Baudelaire à Hugo, dont la matière sonore est trop éblouissante, et la rhétorique un mécanisme trop bien huilé : «Je dis qu’un artiste plus profond, un véritable artiste, ne suit pas n’importe quelle inspiration et reconnaît d’instinct la qualité de son inspiration alors que cette facilité de Hugo est de l’indulgence envers soi-même, une absence de sens critique. Je lui oppose Baudelaire et son sens critique, son originalité. Hugo «fait de la littérature», Baudelaire veut dire quelque chose», confie-t-elle à son Journal pour moi seule.
Les civilisations
(Paysage cruel, page 121)
*
Puisque j’ai évoqué le Collège de sociologie en parlant des premiers pas parisiens d’Édith Boissonnas, il faut rappeler qu’elle a assisté à plusieurs séances, ce qui n’a pas échappé à Denis Hollier, et qu’à cette occasion elle a approché Michel Leiris. Maladroitement, selon elle, mais avec un motif précis.
En effet, son intérêt pour le monde espagnol (elle a traduit Bergamin avant la guerre) la conduit à s’interroger sur la tauromachie. C’est ainsi que dans son journal, en mars 39, elle rapporte un bout de conversation avec Leiris qu’elle est allée voir au Musée de l’Homme, et qui a l’air d’un «gentil cannibale». Il a approfondi la question des taureaux, mais reste évasif à propos des origines crétoises de la tauromachie. «Alors on ne sait rien sur les Crétois, écrit-elle désappointée. Mon idée était que si on pouvait montrer que la civilisation fort belle des Crétois s’exprimait dans les courses de taureaux et faire un rapprochement avec l’Espagne, ce serait montrer la grandeur, l’importance, de la tauromachie.»
Los pasos
(Paysage cruel, page 16)
Taureau
(idem, page 30)
*
Paysage cruel est paru après la guerre avec l’aide de Paulhan, une guerre pendant laquelle Édith Boissonnas n’a cessé de prendre des nouvelles de ses amis, de s’inquiéter pour la France et de regretter la neutralité suisse. «Paysage cruel» pourrait donc faire allusion au paysage dévasté de la guerre, mais il s’agit plutôt d’un paysage intérieur plein d’incertitudes, de chausses-trappes, de déserts et de gouffres, mais aussi de métamorphoses, tant la matière en est mouvante. En témoignent deux poèmes qui se suivent dans le recueil, Langouste et La théière, dans lesquels une carapace abrite une chair molle, instable et pleine d’excroissances. Dans «Langouste» on peut d’ailleurs entendre «l’angoisse» et le «dégoût», échos de l’Angst allemand.
Langouste
(Paysage cruel, page 55)
Et comment ne pas voir dans «La théière» un corps de dame, pour reprendre un titre de son ami Jean Dubuffet ? «Ses petits kilos pèsent lourd» s’esclafferont Michaux et Paulhan, libérés par la mescaline de toute retenue.
La théière
(Paysage cruel, page 56)
Cette opposition entre la matière gluante, visqueuse, envahissante et la rigidité cadavérique des statues, leur assurance virile et menaçante, recouvre à l’évidence une opposition entre le masculin et le féminin, une lutte pour la vie et une pulsion de mort. Le problème est que l’opposition n’est pas toujours tranchée, ce serait trop simple.
Avertissement
(Paysage cruel, page 102)
Les limaces
(Grand jour, page 63)
*
Jean Paulhan aimait écrire sous pseudonyme ou par procuration, voire dans l’anonymat complet, comme une «petite main» de l’édition. Je pense que c’est lui l’auteur du prière d’insérer de Demeures, le recueil d’Édith Boissonnas paru en 1950. Le voici :
Demeures
(prière d’insérer)
Tu
(page 26)
*
Pour terminer, je voudrais lire deux poèmes d’Édith Boissonnas, sans les commenter sauf pour dire qu’on y retrouvera son allure classique et bancale, ainsi que la tentation perpétuelle de se taire, étouffée sous les sons bien autant que par les secrets, dont elle savait qu’après sa mort ils seraient livrés à tous les vents.
Signaux
(Initiales, page 53)
D’où je séjourne
(Étude, page 75)
(Contribution au colloque Édith Boissonnas, Neuchâtel, 2014)
Le livre qui manque
«Les écrivains les plus purs ne sont pas tout entiers dans leurs œuvres, ils ont existé, ils ont même vécu : il faut s’y résigner. On aimerait qu’ils ne fussent rien en dehors de leur art sans lequel ils sont souvent si peu de chose. Il serait naturel que ce qu’ils ont fait exprimât complètement ce qu’ils ont été. Entièrement consumés par leurs chefs-d’œuvre, il suffirait d’ôter ce masque pour qu’ils redevinssent invisibles ; hélas ! ils sont logés dans l’évidence d’un théâtre et, dès leur vie même, aux prises avec un biographe futur contre lequel ils se défendent faiblement».
Une fois déjà, j’ai relevé ce passage pour lui faire un sort, et le mettre en exergue d’un essai sur Mallarmé. Maurice Blanchot l’a d’ailleurs écrit en pensant à l’auteur du Coup de dés, pour rendre compte de la biographie qu’Henri Mondor venait de faire paraître, en 1941. Biographie de plus de huit cents pages qui semblait relever un défi, puisque dans la vie de Mallarmé il s’est passé bien peu de chose en dehors de l’œuvre, même si l’on tient compte de la mort d’un fils.
Relu aujourd’hui, le même passage en dit plus long sur Blanchot que sur le solitaire de la rue de Rome, dont l’appartement était tout de même fréquenté par nombre d’amis, au moins une fois par semaine. Le soupir, la résignation devant le rêve impossible d’une disparition totale derrière l’œuvre, auraient quelque chose d’étrange, voire de morbide, si l’on ne savait que Blanchot, des années trente à mai 68, a participé presque continûment à la vie publique. Pendant quatre décennies, de ses contributions aux journaux d’extrême-droite jusqu’à la rédaction du «manifeste des 121», qui appelait à la désobéissance pendant la guerre d’Algérie, puis à sa présence dans les assemblées de mai qui appelaient à l’insurrection, Blanchot fut un auteur engagé, tout en prenant bien soin de ne pas devenir un personnage public.
A propos du «silence de Mallarmé» (c’est le titre de l’essai, recueilli dans Faux pas), on est en droit de penser que Blanchot exprime moins un vœu, puisqu’il le sait irréalisable, moins un vrai désir, puisque son comportement ne s’y prête en rien, que des contradictions avec lesquelles il sera aux prises toute sa vie.
La première de ces contradictions, c’est l’amitié avec Emmanuel Levinas, rencontré à Strasbourg en 1928, et l’adhésion à l’Action française, c’est-à-dire aux idées de Maurras pour qui le Juif est un ennemi de la nation. L’autre contradiction, c’est le fait de cacher l’épouse et la fille de Levinas pendant la guerre, mais de continuer à publier, jusqu’en 1945, dans des journaux qui défendent la politique du maréchal Pétain. Certes, Blanchot ne publie dans ces feuilles que de la critique littéraire, entre autres ses essais les plus brillants sur Rimbaud, Mallarmé ou Kafka, mais il sait bien que le lieu de la publication n’est pas innocent, comme il le rappellera lors de sa rupture avec Fata Morgana, dans les années quatre-vingt dix. Contradiction encore, quand on rêve d’une œuvre qui dispenserait de vivre, et qui protégerait des biographes, alors qu’on réclame dans les assemblées étudiantes, aux côtés de Marguerite Duras, la fin de l’auteur, sinon de la littérature.
A vrai dire, ce sont ces contradictions qui rendent Blanchot vivant, et même attachant, car elles en font un témoin du siècle, de ses errements et de ses tragédies. A condition de ne pas les cacher, ni même les minimiser. Blanchot a d’ailleurs assumé son passé, il ne s’est trouvé aucune excuse pour ses anciennes convictions, il n’a pas nié ses diatribes ouvertement antisémites à l’égard de Léon Blum. Ses disciples et ses épigones, parfois ses amis les plus proches, ont eu hélas une attitude plus ambiguë, au point d’en faire à la fin de sa vie une idole entourée de silence, un personnage intouchable, qu’une garde rapprochée protégeait des mauvais esprits.
Son biographe lui-même, qui ne cache pourtant rien, a une attitude gênée quand il évoque les années trente. (1) Sous la plume de Blanchot, à cette époque, l’antisémitisme «n’est qu’un élément parmi d’autres d’une logique de purification». «Le thème n’intervient que ponctuellement, comme un outil rhétorique servant à quelques envolées éloquentes». Plus loin, toujours dans la même page, c’est «une pièce d’éloquence rapportée», et même «un lapsus contrôlé» (?), autant de formules qui cherchent en vain à masquer l’embarras, jusqu’à l’absurde. Blanchot pour sa part est plus lucide, moins timoré quand il qualifie l’antisémitisme de «délire».
Il n’est pas question d’ouvrir ici d’inutiles procès, d’autant que Blanchot, encore une fois ne s’est trouvé aucune excuse, et que ses actes pendant la guerre, puis son revirement dans les années qui ont suivi, plaident suffisamment en sa faveur.
Mais à mon tour j’exprime un regret. C’est que Maurice Blanchot n’ait pas cherché à comprendre davantage, du moins dans ses livres, ce qui lui était arrivé. Ne se soit pas demandé en quoi consiste une intelligence qui ne protège pas du pire, à quoi sert un esprit critique si pertinent et si fin, s’il ne préserve pas des dérives les plus contestables. Il m’est arrivé de le regretter aussi à propos de Cioran, mais les deux hommes ont des parcours qui ne se confondent pas, même si leur retrait, leurs silences se ressemblent parfois. Blanchot a toujours été antihitlérien, quand Cioran dans les années trente défendait explicitement, et publiquement, la propagande nazie.
Je n’ignore pas certains écrits de Blanchot qui sont un début d’analyse. Mais il manque à mes yeux (et pour notre profit) un livre qui rende compte de ce qu’il a lui-même vécu a posteriori comme un délire, l’aveuglement des années trente et les professions de foi antisémites. Chaque fois que je pense à ce phénomène, je pense au grand livre qui nous parlerait du sommeil de la raison qui a fait tant de victimes, de cette agitation des monstres jamais tout à fait calmée. Non pas un livre d’histoire, il n’en manque heureusement pas, mais un témoignage et une méditation qui viendraient de l’intérieur, qui seraient riches de l’expérience vécue, et qu’on ne saurait demander à des auteurs médiocres.
Maurice Blanchot était peut-être le seul capable de mener à bien cette tâche impossible, et je me prends à rêver qu’un manuscrit encore inédit, une correspondance publiée un jour, des conversations rapportées viendraient combler ce manque.
(Cahier de l’Herne, 2014)
Masques de l’homme blanc
Je m’étais juré, je l’avais même écrit, de ne jamais aller en pays dogon. Mais les sorts qu’on se jette à soi-même, surtout quand ils sont négatifs, n’ont aucun pouvoir. A la première occasion le destin qui nous prend pour des marionnettes (mais il est lui-même une marionnette, dans la main d’on ne sait qui) les retourne à son avantage, et parfois au nôtre.
Il a donc suffi qu’un chauffeur, au Burkina Faso, me propose d’aller jusqu’à Djenné, Mopti et au-delà, pour que je me retrouve sur la falaise de Bandiagara. Après avoir escaladé puis descendu les chemins de pierre, souvent vertigineux, qui mènent d’un village du haut à un village du bas, puis jusqu’aux tombes des ancêtres tellem creusés dans la roche, où les corps en se desséchant ne laissent plus que des squelettes ; après avoir suivi les ombres sur le sol, les ornières dans les champs, les cascades le long de la paroi, et m’être étalé de tout mon long en trébuchant sur des cailloux, je m’apprêtais à repartir quand un vendeur de souvenirs, voyant sa proie lui échapper, entreprit de me vendre une statuette quelconque, avec ce dernier argument : «Pour mettre dans ta bibliothèque».
Certes, tout le monde aujourd’hui peut se représenter les Blancs et leur mode de vie, même en pays dogon. Les images circulent, les récits ne manquent pas, les visiteurs non plus avec leurs sacs à dos, qui ont succédé aux explorateurs en short, coiffés d’un casque colonial. Mais l’essentiel est ailleurs : il est dans cette parole qui signifie à l’autre, même venu de loin, qu’il n’est pas un inconnu, qu’on se le représente avec précision, qu’on n’ignore ni son goût ni ses habitudes, et qu’il y a dans l’objet proposé les promesses d’un échange, symbolique autant que financier. De ce point de vue, l’Afrique a pris le relais d’autres continents, dans un mouvement si vaste et si ancien que les historiens peuvent parler de mondialisation à partir du XVIIe siècle, quand ce n’est pas à partir des grandes découvertes.
Dans Le chapeau de Vermeer, l’historien Timothy Brook envisage l’échange des marchandises à partir de détails, dans les tableaux du maître hollandais. Un chapeau de feutre, et nous voici sur les traces de Champlain au Canada ; une pipe, et c’est la fumée du tabac qui fait concurrence aux nuages, pour nous entrainer sous les cieux des divers continents ; une jarre de fruits contient tout l’exotisme en puissance, comme une carte de géographie donne à voir le monde redessiné par les voyages ; et surtout, preuves à l’appui grâce aux trésors retrouvés dans les épaves au fond des mers, on sait que la Chine envoyait des cargaisons de porcelaine en Europe, dont le bleu fut imité à Delft un peu plus tard. Comme le dit un biographe de Vermeer, aucun plagiat aussi lointain n’a donné naissance à un art aussi populaire. Ce qu’il faut ajouter, pour mieux comprendre ce qui s’est passé en Afrique au XXe siècle, c’est que les Chinois fabriquaient de la porcelaine pour le goût européen, une porcelaine de qualité inférieure à celle qu’ils réservaient pour leur propre marché.
Les Chinois n’étaient pas les seuls à adapter leurs produits manufacturés au goût de leurs clients lointains, en imaginant leur habitat, leur mode de vie et l’usage des objets dans leurs intérieurs, grâce aux renseignements que fournissaient les marins, au service de marchands eux aussi. En mai 2014 à l’Hôtel Drouot, on a vendu une toile de coton blanc imprimée et peinte, que la Gazette présentait ainsi : «Exécuté vers 1740, sur la côte de Coromandel, au sud-est de l’Inde pour le marché européen, notre palampore – de l’hindi palang (lit) et du persan push (couvrir) — était utilisé comme courtepointe, parfois comme châle mais surtout comme tenture murale, très prisée en Occident. Si les scènes avec personnages sont rares, le motif d’arbre de vie animé d’oiseaux, mais aussi de tortues, d’éléphants, de poisson ou de singes, est fréquent».
On pourrait multiplier les exemples, mais un seul autre suffira. Autour de 1900, dans son hôtel particulier de l’avenue Foch, une amie de Clemenceau a collectionné des objets en provenance du Japon, où elle n’est jamais allée. Sur les murs et dans des vitrines, elle a accumulé des masques, des chimères, des objets en ivoire, des milliers d’objets pas tous du meilleur goût, qui arrivaient à Paris par cargaisons entières. Pendant que les frères Goncourt découvraient Hokusai, pendant que Monet collectionnait les estampes, Madame d’Ennery achetait par lots des objets dont la plupart étaient fabriqués au Japon pour la clientèle européenne, qui s’enivrait de ses découvertes. Dans son hôtel particulier devenu une annexe du Musée Guimet, Madame d’Ennery nous a ainsi légué un Japon en partie imaginaire, qui témoigne du goût de nos aïeux en même temps que d’un artisanat japonais qui produisait en gros, et pour nous.
Si je rappelle ces faits qui n’ont rien de nouveau, mais qui sont trop vite oubliés, c’est pour situer l’Afrique dans un mouvement général, alors qu’on a tendance à en faire un cas particulier, isolé ou tardif dans l’histoire de l’art. Depuis le XVIe siècle on a pourtant vu des Christ en ivoire et des Vierges à l’enfant qui venaient des côtes africaines, et qui participaient à ce jeu d’influences réciproques observé ailleurs. Depuis la découverte des côtes atlantiques par les Portugais (qui furent aussi les premiers au Japon), la déportation des esclaves et le commerce triangulaire ont donné lieu à un mélange impur des mythologies, à un échange inégal des croyances, à des ruses en vue de conserver les objets de culte chez les uns, à des coups de force pour développer le commerce chez les autres. Quand les masques font irruption dans les ateliers de nos peintres, et sur leurs toiles, c’est à la suite d’une longue histoire. Cette irruption même, qui va bouleverser les formes et tournebouler les têtes, est moins simple qu’il n’y paraît.
En témoigne une carte postale éditée à Pointe Noire, au Congo, qui montre l’étal d’un sculpteur dans les premières années du XXe siècle. Le colonialisme succédant à l’esclavage a ouvert de grands chantiers, dont on trouve l’écho chez Conrad et même chez Kafka. Les gouverneurs et les militaires qui font régner l’ordre, les ingénieurs qui construisent les chemins de fer vont rapporter des masques et des statuettes, autant d’objets qui seront bientôt des œuvres d’art en Europe, mais qui sont encore des curiosités. Les artisans locaux s’adaptent donc à la clientèle, et présentent leurs masques sur des portants comme on en voit toujours en Afrique de l’ouest. Sur le document publié par Raoul Lehuard dans son ouvrage sur l’art Bakongo (1), on voit des masques trop variés pour correspondre aux seuls usages locaux, ainsi qu’une marionnette kuyu qu’on identifie facilement, et surtout des effigies de Blancs coiffés de chapeaux de paille ou de ce casque colonial qui sera pendant plusieurs décennies un signe de reconnaissance, un attribut qui signale l’Européen comme la coiffure tressée signale l’Africain. Mais c’est moins le jeu des reconnaissances qui retient ici notre attention, que la date de la photographie (vers 1900), qui prouve que la fabrication pour touristes a commencé plus tôt qu’on ne le dit généralement.
Comme on n’imagine pas des objets rituels présentés comme des marchandises, il faut admettre qu’une double production a commencé très tôt en Afrique, ce qui rend complexes les notions de vrai et de faux, ainsi que les certitudes nées de la chronologie. En plus d’un endroit, on a produit en même temps que les masques destinés aux cérémonies, soigneusement cachés, ce qu’on pourrait appeler de vraies copies pour le marché européen, qui ne se distinguent parfois que par un intérieur mieux fini. Quant aux objets qui ont l’air plus authentiques parce qu’ils ont été collectés avant telle ou telle date, rien n’indique leur véritable destination, si l’on ne connaît pas les conditions dans lesquels ils ont été fabriqués, puis achetés, sans parler des intentions du sculpteur.
Nous avons donc inventé, souvent parce que le marché l’exigeait, une double origine pour les pièces majeures : la provenance géographique, et l’appartenance à tel ou tel collectionneur, au point que c’est désormais le pedigree de l’objet qui fait sa valeur. Qu’un masque ait été porté ou non n’est plus le seul critère, ni même le plus important : qu’il ait appartenu à Picasso, Tristan Tzara ou Charles Ratton lui donne des lettres de noblesse, et une forme d’authenticité qui vaut toutes les patines.
Quant à André Breton qui cherchait l’or du temps, il a toute sa vie élu des objets qui lui ont redonné une partie de l’aura qu’avait perdue la littérature. Du même coup il a changé l’image du poète, et l’Afrique y est pour beaucoup : cent fois photographié dans son atelier de la rue Fontaine, comme un féticheur entouré de ses statues, il est devenu un masque au milieu d’autres masques. La preuve, c’est que son pouvoir a compté autant que son œuvre.
(1) Art Bakongo : les masques (Arts d’Afrique noire, 1992)
(Fondation Pierre Arnaud, 2015)